mercredi 31 mars 2010

Guignol piqué au vif

Ce n'est pas pour me dévaloriser exagérément, mais je dois reconnaître que j'ai quelques points communs avec monsieur Eric Besson.

Comme lui, j'ai reçu une solide formation à la casuistique ignacienne chez les bons pères, j'ai raté avec panache de prestigieux concours et je ne suis «pas un mannequin ou un play-boy».

J'ai même «des yeux de fouine [et] un menton fuyant».

C'est tout dire !

J'aurais pu, au besoin, doubler le grand Daniel Emilfork.

Ces affinités avec notre ministre des Expulsions brouillent d'une brumeuse empathie la lecture que j'ai pu faire de sa réponse aux viles attaques du bouffonnant Stéphane Guillon, chroniqueur de la matinale de France Inter, que vient de publier le très sérieux quotidien Libération.

Monsieur Besson me fout la honte !

Je comprends bien, chez lui, ce désir d'«en finir» dans ce «différend qui [l]’a opposé à Stéphane Guillon», mais il fallait le faire avec brio, en un texte irréprochable, plein de verve et d'invention, vachard à souhait, en vers octosyllabiques peut-être...

De l'Edmond Rostand, en quelque sorte:

Je jette avec grâce mon feutre,
Je fais lentement l'abandon
Du grand manteau qui me calfeutre,
Et je tire mon espadon;
Élégant comme Céladon,
Agile comme Scaramouche,
Je vous préviens, cher Myrmidon,
Qu'à la fin de l'envoi, je touche !

On rencontre bien, dans l'introduction, cette médiocre tentative de jeu sur les assonances:

J’ai dénoncé, je persiste et signe,
des méthodes et des propos de facho,
mal déguisés sous un look bobo
et une vulgate supposée gaucho.

Mais notre auteur se fatigue vite, et se contente de numéroter «quelques mises au point» enfilées de manière bien décousue. Il donne l'impression d'y déverser une rage mal contenue, façon camion-benne.

Les duellistes côte à côte...

La cinquième mise au point, malgré son vocabulaire choisi, révèle un certain désir d'en découdre, au besoin de manière tonique et virile, avec Stéphane Guillon.

Guillon est un lâche, tenaillé par la peur physique de croiser ses cibles sortir du studio de France Inter. En fuyant (...)* le face-à-face que je lui proposais et que plusieurs télévisions ou radios étaient prêtes à organiser il a définitivement confirmé qu’il est plus facile d’étriller une cible seul face à un micro que d’accepter une confrontation exigeante qui l’aurait obligé à improviser un minimum lui qui, visiblement, ne sait que lire laborieusement des textes totalement ficelés.

Et le texte laborieux et mal ficelé du ministre se termine par:

Mais nul ne m’a jamais fait courber l’échine. Et ce n’est pas ce pleutre de Guillon qui va commencer.

Une réminiscence de Cyrano de Bergerac lui aurait-elle fourni le mot "pleutre" ?

Prochainement dans les couloirs de Radio France ?

A cette insistante proposition de débat, Stéphane Guillon a répondu avec une bouffonnerie profonde:

J'accepte de débattre avec Eric Besson à une condition: que Nicolas Sarkozy débatte avec sa marionnette des Guignols.

Monsieur Besson ne s'était montré que d'une profonde bouffonnerie.


* Je me permets de couper une incise hors de propos, où le politicard revient au galop pour faire allusion à monsieur Peillon... Cela nuit encore plus à l'exigence d'unité de ton déjà bien peu respectée.

dimanche 28 mars 2010

Une poésie qui compte (jusqu'à N)

Il n'y a pour moi de spectacle plus désolant que celui de cette librairie qui semble définitivement fermée, au 48 de la rue des Francs-Bourgeois, dans le troisième arrondissement parisien.

Et je ne trouve aucune ironie dans le fait que son enseigne ait été « Le Livre Ouvert »


J'y suis venu pour la première fois il y a une petite dizaine d'années, et j'y ai été accueilli, car c'était une librairie où l'on accueillait, par un vieux monsieur dont on m'avait dit qu'il connaissait presque tout dans le domaine des littératures des pays nordiques, et qu'il savait trouver tout ce que l'on pouvait trouver.

J'étais à la recherche d'un livre de la poète danoise Inger Christensen, dont on annonçait la réédition. Il put m'apprendre que ce projet avait été abandonné par l'éditeur, et me laissa peu d'espoir sur la possibilité de trouver la belle édition originale. Pour me consoler, il me proposa le seul livre d'Inger Christensen qu'il avait en rayon, La chambre peinte (Arcane 17, 1986), étrange et envoûtant récit construit autour du personnage de Mantegna, auteur des fresques qui recouvrent murs et plafond de cette salle du palais de Mantoue que les français nomment « chambre des époux ».

Plafond de la chambre peinte.

Plus tard, il put me proposer Herbe, le second recueil de poèmes d'Inger Christensen, paru en 1963 et traduit en français par Janine et Karl Poulsen (Atelier La Feugraie, 1993). Je pus ainsi découvrir cette manière de dire son être dans le monde qu'est la poésie d'inger Christensen.

Dans sa courte mais précieuse préface, Karl Poulsen fait cette remarque:

Chez Inger Christensen on a l'impression que c'est l'univers – l'espace biologique comme elle aime à le dire – qui nous regarde et nous appelle pour se connaître: « Comme poète j'essaie toujours de me rappeler que si je contemple le monde c'est en même temps une partie du monde qui se contemple. »

Quelques brins d'Herbe, au plus proche de l'émotion:

Tension
J'appelle quelqu'un qui appelle
le pont est long et vide
Je cours vers la réconciliation

l'asphalte est violent, les réverbères
qui s'écartent

et les rails enflés

qui traversent le cœur

J'appelle quelqu'un qui appelle
quelqu'un qui appelle...


ou

Amour

Cueillir des fraises sauvages
dans un taillis d'épines

glisser ma main
en dessous

d'une crainte, d'une peine
trop adultes
te donner mon cœur
petit enfant


ou encore

Vie éphémère

Vie éphémère

gel en fleur esseulé

l'arbre stellaire de l'amour

La dernière partie, Rencontre, arpente en longs versets méditatifs les frontières de l'indicible:

Je ne sais pas ce que c’est. Je ne peux pas te dire ce que c’est. Je n’en ai pas la moindre idée ; c’est comme avec les mots, ce n’est plus très clair ce qu’ils sont.

Dedans le monde. Une fois perdu dans l’herbe et toujours à genoux, heureux. Pendant une seconde perdre le contact avec la méchanceté et toujours penser à une quelconque petite seconde à venir.

Prends soin des arbres, si tu veux. Ils déploient, plient, ferment, sont entrebâillés. Ils ont une vie d’arbre, plus longue en moyenne. Les arbres sont beaux aussi.


Prends soin de la mer, du ciel et des arbres si tu veux. Ce qui coule, ce qui soulève ; ce qui porte. Ce qui vit le plus longtemps et tout ce qui bouge avec, dans, sur ; ce n’est plus très clair ce que c’est.


Mais c’est dedans le monde. Nous avons bâti un endroit et commençons par des pas. Nous nous blottissons contre un arbre pour nous rappeler l’herbe. Nous nous blottissons l’un contre l’autre pour nous rappeler l’arbre. Nous avançons pas à pas, essayons de nous rappeler le corps, nous nous blottissons contre le vent et l’espace et essayons de voir ce que c’est.

Mais ce n’est plus très clair. Nous sommes dedans le monde. Herbe, arbre, corps. Mer, ciel, terre – prends-en soin, si tu veux. Il ne s’est rien passé. Mais il y a un silence. Il y a un mensonge. Je ne peux pas te dire ce que c’est.


Le temps se glisse gentiment partout. Les rues fleurissent. Les maisons flottent au gré du vent comme des palmiers. Les mouettes dessinent des cercles autour de la hampe sacrée. Tout est en irruption ardente comme les robes à fleurs à bord des bateaux de tourisme. Mais nous disons courageusement bonjour, au revoir et nous posons des couronnes.


Chéri - car ce mot existe – il y a un mensonge. Il y a une porte fermée. Je la vois. Elle est grise. Elle a une petite main noire et raide pour saluer et prendre congé. Elle a une petite main noire et raide qui est toute calme à présent. Cette porte n’est pas un mensonge. Je la regarde fixement. Et ce n’est pas un mensonge. Je ne peux pas te dire ce que c’est.


Inger Christensen, au cours d'une lecture.

Alphabet, le livre que je recherchais en allant au 48 de la rue des Francs-Bourgeois, a bénéficié d'une édition chez Samuel Tastet, en 1984, dans une traduction de Janine et Karl Poulsen. Il était paru au Danemark en 1981.

C'est un long poème dont la progression est réglée par la succession des lettres de l'alphabet qui donne à chaque section sa dominante phonique, et la suite des entiers de Fibonacci qui détermine l'ampleur de chaque section.

Cette suite, 1, 2, 3, 5, 8, 13, 21, 34, etc. où chaque terme est la somme des deux précédents, a été imaginée par Fibonacci pour rendre compte de l'évolution d'une population de lapins: c'est dire si sa croissance est rapide...

Ainsi, au-delà de la règle formelle adoptée, le poème se présente-t-il comme un grand chant de l'universel en expansion continue, se ramifiant et proliférant jusqu'à sa section finale, à la lettre N, celle qui désigne le nombre de manière générique.

Le début d'Alfabet sur un mur de Copenhague.

Le dernier recueil de poésie d'Inger Christensen est paru en 1991 au Danemark, sous le titre de Sommerfugledalen – Et Requiem (La vallée des papillons – Un requiem). Il s'agit d'une boucle de 14 sonnets, chacun ayant pour premier vers le dernier du sonnet précédent, complétée par un quinzième sonnet constitué des quatorze vers de liaison.

Susanna Nied en a donné une traduction anglaise pour The Dedalus Press (2001).

XV
Up they soar, the planet's butterflies

in Brajcino Valley's noon-hot air,
up from acrid caverns underground

concealed by the scent of mountain brush


as admirals, as blues, as mourning cloaks

as peacock butterflies are fluttering
delusion for the universe's fool:

a life that does not die like anything.


And who has conjured forth this encounter

with peace of mind and sweet lies

and summer visions of the vanished dead?

My ear gives answer with its deafened ringing:

This is a death that looks through its own eyes

regarding you from wings of butterflies.

En vitrine, rue des Francs-Bourgeois,
un livre fermé.


La grande voix d'Inger Christensen s'est définitivement tue au tout début de janvier 2009, juste avant son soixante-quatorzième anniversaire.

Je crois bien qu'aucun journal français n'a repris cette nouvelle. Le blogue de Pierre Assouline est resté muet, à part un commentaire noyé dans la logorrhée qui accompagne ses billets. Le Printemps des Poètes, qui a pourtant cette année adopté la « couleur femme », a négligé de rendre à cette grande dame de la poésie l'hommage qu'elle mérite. Et je suis prêt à parier qu'aucun éditeur présent au Salon du Livre ne songe à rendre accessibles les traductions devenues introuvables* ou à en susciter de nouvelles...

Un pari que j'aimerais perdre...



* A ma connaissance:

Lys, 1963 (Lumière, traduit par Janine et Karl Poulsen, Les Cahiers de Royaumont, 1989)
Græs, 1963 (Herbe, traduit par Janine et Karl Poulsen, Atelier La Feugraie, 1993)
Det, 1969 (Ça, traduction partielle dans le numéro 20 de Change)
Brev i april, 1979 (Lettre en avril, traduit par Janine et Karl Poulsen, Arcane 17, 1985)
Alfabet, 1981 (Alphabet, traduit par Janine et Karl Poulsen, Samuel Tastet, 1984)

jeudi 25 mars 2010

Pour saluer le départ de monsieur Darcos

Alors qu'il aurait pu disserter sur tout autre sujet, monsieur Eric Zemmour, disert chroniqueur matinal sur RTL, a préféré, hier, saluer le départ de monsieur Xavier Darcos qui vient d'être écarté du gouvernement Fillon VI :

"Darcos était le plus cultivé des ministres, cela tranchait trop avec certains."

A déclaré monsieur Zemmour, qui s'y connait.

Puisqu'il travaille au Figaro, où l'on s'y connait.

Et c'est d'ailleurs sans doute parce qu'il est le plus cultivé des éditocrates du Figaro que l'on songe, il semble, à se séparer de lui.

Il tranche un peu trop, lui aussi.

Monsieur Xavier Darcos cultivant son sourire
lors de la passation des pouvoirs à monsieur Eric Woerth, le 23 mars 2010.


Indubitablement, cette appréciation subtile, venant d'un des piliers de la vie intellectuelle de notre pays, aura été pour monsieur Darcos comme un baume sur son derme ulcéré.

Malgré tous ses efforts, il ne devait guère se faire d'illusion: il aurait été suicidaire pour le président Sarkozy, qui veut désormais "avancer" sans faux pas dans le traitement du dossier des retraites, de maintenir à la tête du ministère du Travail quelqu'un dont le talent le mieux reconnu réside dans un art inimitable de la reculade.

Car, on l'a vu lors de son bout d'essai au ministère de l'Education Nationale, monsieur Darcos pratique avec un naturel étonnant malgré sa formation d'un classicisme absolu, ce pas de comédie musicale, parfaitement dominé par feu Michael Jackson, où le danseur semble avancer avec résolution alors que ses pieds le font reculer.

Monsieur Sarkozy ne tenait probablement pas à le voir avancer l'âge légal de départ à la retraite tout en soutenant qu'il était nécessaire, pour le bien de tous, de le reculer.

Il faudra bien que l'amour-propre égratigné du fidèle monsieur Darcos admette que son retour au ministère de l'Education Nationale aurait trop profondément affecté monsieur Luc Chatel et que sa nomination au ministère de la Culture n'aurait vraiment satisfait que monsieur Zemmour.

Et les amateurs de claquettes.

Le sort de monsieur Darcos émeut beaucoup. Pour le Figaro, il est le "ministre sacrifié des régionales", qui, selon Le Monde, "paie ses désaccords avec Matignon et l'Elysée", et le bruit court un peu partout que notre pauvre Caliméro trouve la sanction vraiment trop injuste:

"La Rue de Grenelle, c'était mon ministère préféré, celui de la vraie vie, avec des gens pragmatiques, des esprits forts et des contacts vrais."

On s'inquiète: où va-t-il bien pouvoir traîner cette indéracinable nostalgie de la "vraie vie" enfin découverte ? Il aurait décliné l'offre d'un poste d'ambassadeur de France à Rome, mais ne dédaignerait pas la place occupée à Versailles par monsieur Jean-Jacques Aillagon, qui n'envisagerait pas de partir.

C'est dommage: un numéro de claquettes dans la galerie des glaces, ça serait terriblement classieux...

Dans l'attente, Le Monde nous rassure:

Demain, en attendant peut-être une autre mission ou une éventuelle candidature aux législatives en Gironde, le professeur agrégé de lettres classiques va se consacrer à l'ouvrage qu'il doit remettre prochainement à son éditeur : Le Dictionnaire amoureux de la Rome antique. Un autre monde.

Dans cette collection à succès des éditions Plon, il sera en bonne compagnie: monsieur Claude Allègre y a publié jadis un Dictionnaire amoureux de la Science.

Monsieur Eric Zemmour n'a pas donné suite à la proposition qui lui avait été faite d'œuvrer à un dictionnaire amoureux de l'Immigration.

mardi 23 mars 2010

Gilles Châtelet, voyou de la pensée

On doit pouvoir appliquer à Gilles Châtelet ce qu'il disait lui-même, en 1996, de son ami Gilles Deleuze:

"(...) mieux que quiconque, [il] savait que son ennemie - la Bêtise -, qu'elle soit hargneuse ou grassouillette et 'pluraliste', ne fait et ne fera jamais de cadeau."(1)

En 1998, un an avant de choisir de se donner la mort, Gilles Châtelet a lancé une dernière salve contre cette "Bêtise" qui "a[vait] beaucoup d'avenir" en publiant un essai qui demeure l'un des plus lucides et des plus percutants de la fin du siècle, Vivre et penser comme des porcs, sous-titré De l'incitation à l'envie et à l'ennui dans les démocraties-marchés.(2)

Ses lecteurs ont été à peine surpris de voir son titre apparaître comme pièce à conviction dans le procès qui a opposé madame Laure Adler, ancienne directrice de France Culture, à Antoine Lubrina, président du Rassemblement des auditeurs contre la Casse de France Culture (RACCFC).

On se souvient peut-être que madame Adler a dirigé cette chaîne de 1999 à 2005, et qu'en voulant "prouver que France-Culture est une radio comme les autres", elle a mis en œuvre une politique de modernisation très contestée par une partie des producteurs et des auditeurs.

Ceux-ci, regroupés dans le RACCFC, avaient fait circuler un dessin satirique où l'on pouvait voir quelques silhouettes, avatars hâtivement crayonnés de celle de madame Adler, brandissant des pancartes sur lesquelles on était censé lire les grands mots d'ordre de la modernisation.

Madame Laure Adler fut très affectée de lire sur une pancarte: "Vivre et penser comme des porcs", et porta plainte pour injure publique, soutenue par son président, monsieur Jean-Paul Cluzel.

Au cours du procès, on put entendre celui-ci déclarer que "Vivre et penser comme des porcs est un livre à petit tirage que ni lui, ni Laure Adler, ni son avocat ne connaissaient".(3)

Les plaignants passent aussi parfois aux aveux...

Le mot qui fâche est ici masqué, pour ne pas peiner madame Adler.

Le livre de Gilles Châtelet, mathématicien-philosophe, ou l'inverse, n'était pourtant pas passé inaperçu de ceux qui, de temps en temps, jetaient un œil sur la véritable vie intellectuelle de notre pays; et avant de lancer dans le ciel consensuellement serein de la fin de siècle les fusées éclairantes de Vivre et penser comme des porcs, Gilles Châtelet avait fait éclater quelques pétards bien ajustés dans les jambes du troupeau volatil des Turbo-Bécassine et Cyber-Gédéon.(4)

Mais, c'est vrai, le subtil artificier n'avait fait aucun effort de "promotion"...

Dans le livre qui vient de paraître aux Nouvelles Éditions Lignes, Catherine Paoletti(5) a regroupé quelques uns de ces textes, inédits ou devenus introuvables, sous le titre de l'un d'entre eux: Les animaux malades du consensus.

Ce recueil est un cadeau précieux pour les vieux lecteurs de Gilles Châtelet qui, comme moi, n'ont aucun talent d'archiviste, et une bonne aubaine pour les gamins et gamines dont la "conscience politique" n'a pu s'éveiller que durant les grises années du mitterrandisme gouvernant, voire même après. Ces lecteurs et lectrices en bas-âge y trouveront un ensemble de textes courts, admirablement écrits, regroupés par thèmes, référencés et annotés avec précision. Catherine Paoletti, qui a fait là un très beau travail d'édition, a rédigé, avec beaucoup de compétence et, je crois, d'amitié, une présentation et des repères biographiques qui permettent de découvrir la personnalité et le parcours de Gilles Châtelet.

Gravure empruntée au site du Laboratoire Disciplinaire Pensée des Sciences,
que Gilles Châtelet avait rejoint en 1994, et qui abrite désormais ses archives.

Dans un entretien(6), qui fut peut-être l'un des derniers qu'il ait accordé, au magazine scientifique La Recherche, Gilles Châtelet concluait:

Ce qui m'importe, c'est de voir se dresser (...) des voyous de la pensée, capables de lutter contre l'élite consensuelle et de renouer avec l'excellence du politique. A tout moment il y a pour un individu la possibilité de dire non.

Il importe de lire ou relire le "voyou de la pensée" qu'il a su être.(7)


(1) Gilles Châtelet, Pour Deleuze, penseur du déclic, texte paru dans Libération en 1996, repris dans Les animaux malades du consensus, éditions Lignes, 2010.

(2) Publié en 1998 par les éditions Exils, il a été repris en Folio-Actuel (Gallimard) en 1999.

(3) Tous les détails sur cette plainte, finalement retirée après un premier jugement et avant la tenue de l'appel, peuvent être trouvés en picorant le copieux, et recommandable, dossier "Laure Adler" sur Acrimed.

(4) Turbo-Bécassine et Cyber-Gédéon forment le couple primordial de l'humanité décérébrée que produisent les démocraties-marchés:

Turbo-Bécassine et Cyber-Gédéon participent joyeusement au grand carnaval cybernétique de la ville, du parking, de l'autoroute, du portable, de l'internet, et bien sûr de la démocratie-argent. C'est le couple standard, étalon de la future classe moyenne mondiale, qui passe le week-end à Londres pour faire les soldes, Fukuyama à la main. Le cyber-bétail du Grand Marché, le nouvel avatar des créatures-particules de l'état de nature ... (Contre les ingénieurs du consensus, entretien avec Olivier Postel-Vinay, La Recherche, mars 1999)

(5) Catherine Paoletti, spécialiste des sciences, a produit, pour France Culture, une émission qu'elle intitule, dans ses notes, Gilles Châtelet, dernier intellectuel romantique ("Une vie, une œuvre", 30 juillet 2000). Cette émission est référencée, sur le site de l'Inathèque, sous le titre Gilles Châtelet, un intellectuel en pétard, qui me semble également convenir, consultable "près de chez vous", qu'ils disent...

(6) Voir référence note (4).

(7) Vivre et penser comme des porcs, est disponible en Folio-Actuel.

Mais on peut regretter que Enjeux du mobile : mathématique, physique, philosophie, qui a été publié au Seuil en 1993, ne le soit plus.

Enfin, moi je le regrette, parce sa mobilité l'a fait disparaître de ma bibliothèque.

lundi 22 mars 2010

Faute de goût

samedi 20 mars 2010

Erreur de bobines au cinéma sécuritaire

Après avoir annoncé, par mégarde, la mort d'un policier qui sortait tout juste du coma, et ne pouvait probablement pas encore signer un communiqué disant que la nouvelle était "très exagérée", monsieur François Fillon, premier de nos ministres, ne pouvait que tenter de voiler son inepte balourdise, et c'est un euphémisme, en émettant quelques excuses conventionnelles sur un ton compassé et condoléant, ne cachant rien de ce que son impensable bourde révèle d'impensé.

Il est heureux que monsieur Fillon se soit arrêté à temps et n'ait pas inventé, dans la foulée, que le chef de l'État serait présent à la cérémonie d'inhumation...

Au cours de la cérémonie d'hommage à sœur Emmanuelle.

Le brigadier-chef Jean-Serge Nerin, promu hier commandant et cité à l'Ordre de la Nation, a été tué mardi dernier au cours d'une fusillade avec un présumé commando de l'ETA, lors d'une intervention à Dammarie-lès-Lys.

Selon le JDD, "Nicolas Sarkozy présidera la cérémonie d’obsèques (...) qui se déroulera dans la cour de la préfecture de Seine-et-Marne, à Melun", en présence du chef du gouvernement espagnol José Luis Zapatero, accompagné de son ministre de l’Intérieur Alfredo Perez Rubalcaba. La ministre de la Justice Michèle Alliot-Marie, et le ministre de l'Intérieur Brice Hortefeux, seront également présents.

Ces honneurs officiels, mérités sans doute, et ces marques de sympathie, sincères ou non, ne peuvent masquer la volonté de faire de ces funérailles une séquence du grand film sécuritaire que la majorité a remis en route après le premier tour des élections en cours.

Tout le monde attend qu'à Melun, monsieur Sarkozy, quitte à bousculer un peu les principes constitutionnels, endosse la robe de super-procureur de la République pour demander que des peines sévères, et systématiques, soient prononcées à l'encontre des agresseurs du brigadier, et confirmer l'annonce, déjà faite, d' "une série de mesures pour lutter contre les violences, souhaitant que la réclusion criminelle à perpétuité assortie d'une peine incompressible de trente ans soit appliquée de façon "systématique" aux meurtriers de membres des forces de l'ordre".

C'est un rôle qui lui va bien et qui lui a réussi par le passé.

Monsieur Nicolas Sarkozy à Dammarie-lès-Lys,
le 18 mars 2010. (Photo TF1/LCI.)

Le président, en faisant cette première annonce martiale, a indiqué:

"Un des membres de cette bande de tueurs est actuellement sous les verrous, et nous avons des éléments assez précis qui nous permettront tôt ou tard de retrouver ses complices."

Il n'est pas impossible que, parmi ces "éléments assez précis", aient déjà figuré les images de vidéosurveillance que les polices française et espagnole ont diffusées le vendredi 19 mars, et supposées montrer les cinq etarras recherchés.

Ce matin, le site du Monde.fr diffusait cette courte vidéo, d'une quarantaine de seconde, sur une page titrée "Festival de Cannes"...

Peut-être la trouverez-vous encore, à l'adresse:

http://www.lemonde.fr/festival-de-cannes/article/2010/03/19/des-images-d-etarras-presumes-diffusees-par-la-police_1321852_766360.html


Pas de doute, la mise en page du Monde décroche la palme...

Ces images, d'une bonne netteté, montrant cinq jeune hommes à l'entrée d'un supermarché, datent de la veille du meurtre, et ont été prélevées par les enquêteurs sur les enregistrements des caméras du magasin sur les indications d'un collaborateur citoyen bénévole.

On apprend qu'un retraité de la police, sans doute le genre bon-pied-bon-œil à qui on ne la fait pas, avait remarqué ce groupe. Il avait flairé quelque chose, sans doute, et n'écoutant que son sens du devoir, il avait pris contact avec "les services concernés" pour faire part de ses intuitions suspicieuses.

Si l'on en croit ce que 20minutes.fr publiait en début de matinée, l'agence espagnole Vasco Press, "citant des sources anti-terroristes", deux membres de l'ETA auraient été identifiés...

Pendant ce temps-là, on annonçait sur les radios, que les cinq hommes, qui semblaient si louches à notre retraité de la police nationale, étaient cinq pompiers catalans venus s'adonner à la pratique de l'alpinisme printanier en France...

L'agence espagnole Europa Press assure de son côté que les pompiers de Catalogne ont reçu des appels des cinq hommes concernés, eux-mêmes alertés par leurs familles qui les avaient reconnus sur les images diffusées par les médias. (AFP)

Pour rassurer les âmes inquiètes, monsieur Frédéric Péchenard, directeur général de la police nationale, a annoncé que les cinq catalans seraient "entendus", ce samedi matin, au commissariat de Melun.

Pourquoi ?

Sans doute parce qu'un enquêteur bénévole leur a trouvé une sale gueule, et, ça des pompiers le comprendront, parce qu'il n'y a pas de fumée sans feu.


Complément (début de soirée):

Une policière a annoncé samedi vers 15h45 à la vingtaine de journalistes présents devant le commissariat que l'audition des dix personnes, qui s'étaient d'elles-mêmes présentées au commissariat samedi matin, avait pris fin «il y a une heure» et qu'elles avaient quitté le commissariat. Les dix personnes auraient quitté le commissariat par une porte dérobée.

Nous annonce 20minutes.fr.

Que cela ne gêne pas de conserver, pour illustrer l'article, une image extraite de la vidéo accusatrice avec la légende suivante:

Les cinq membres présumés de l'ETA repérés sur une caméra de surveillance d'un supermarché de Dammarie-Les-Lys.




PS: Ceci dit, ça devient invivable: ce matin, en allant faire mes courses, j'ai bien pris soin d'entrer en levant les bras, ce qui m'obligeait à pousser le chariot de mon ventre rebondi, et en évitant de parler en catalan; et le vigile a failli appeler les urgences...

jeudi 18 mars 2010

Un choix social difficile

Ce n'est pas parce qu'on est insomniaque qu'on a le réveil facile.

Faut pas croire.

Souvent, je ne crois pas mes yeux, mais ce matin, c'étaient mes oreilles: j'ai découvert que monsieur Nicolas Demorand, qui anime en braillant la matinale de France Inter, avait une voix d'une étonnante et inhabituelle suavité...

Il dialoguait, autant que faire se peut - et ce ne peut pas toujours, avec monsieur Daniel Cohn-Bendit, et, c'est vrai, par comparaison, le verbe de monsieur Demorand avait pris à mon oreille semblance de chatoyant velours...

J'en ai peu profité car le pétulant député européen a tendance à répondre aux questions avant qu'elles ne soient posées, afin d'optimiser son temps de parole et assommer à son aise ses auditeurs de ces glapissements qui lui tiennent lieu de message.

Pendant les cinq minutes que j'ai passées à retrouver mes esprits, il a bien éructé dix fois "Faut arrêter" ou "Faut qu'on arrête avec ça".

J'ai fort regretté qu'il ne le fasse point.

Dany le Rouge, Dany le Vert,
en opportuniste daltonien sur fond bleu.

Avant d'éteindre la radio pour pouvoir achever de me réveiller en toute quiétude, j'ai eu le temps d'entendre un court éloge du "seul système démocratique réel" qui serait "la proportionnelle".

La critique du système de scrutin est un marronnier récurrent de l'entre deux tours, arrosé régulièrement par ceux qui pratiquent la chasse aux pourcentages à transformer en strapontins. Inutile d'attendre plus de leur part, ils ont déjà fait acte d'allégeance à la logique imparfaite qu'ils dénoncent.

Comme un message...,
adressé par un graffiteur rouennais inconnu.
(Tag relevé rue des Basnage.)

On peut aussi se livrer à une étude théorique des modes de scrutin. Cette étude s'est plus ou moins constituée en une spécialité que l'on appelle généralement, en France, la "théorie du choix social", et dont les résultats sont extrêmement décevants pour les tenants de la démocratie élective.

C'est sans doute pour cette raison que les professionnels de la profession politique n'y font jamais référence.

Condorcet, en 1785, publia un opuscule, élégamment intitulé Essai sur l’application de l’analyse à la probabilité des décisions rendues à la pluralité des voix, où il mit en évidence ce que l'on a appelé plus tard "le paradoxe de Condorcet".

Ce paradoxe, dont on pourra trouver un exemple chiffré dans l'article de Ouiquipédia, montre que l'on peut rencontrer, lorsque les votants ont à choisir entre trois candidats (A, B et C), des configurations de préférences individuelles telles que, en opposant les candidats deux à deux, A l'emporte sur B, et B l'emporte sur C, mais que C l'emporte sur A, contrairement à ce que l'on attend puisque A l'emporte sur B qui l'emporte sur C.

La fréquence d'apparition du paradoxe de Condorcet dépend du nombre de candidats et du nombre d’électeurs. S’il y a 3 candidats, sa probabilité est de 5.6 % avec 3 électeurs, et approche de 9 % quand le nombre d’électeurs s'élève à des dizaines de millions. Et elle augmente encore avec le nombre de candidats, jusqu'à frôler les 100 % pour un nombre de candidats se chiffrant en milliers.

Ce manque de "transitivité" du vote majoritaire a fortement troublé Marie Jean Antoine Nicolas de Caritat, marquis de Condorcet, qui chercha à y porter remède dans son essai...


Un second résultat important de la théorie dite du "choix social", encore plus catastrophique pour le moral démocratique, a été publié en 1951 par Kenneth Arrow dans son livre Social Choice and Individual Values, où il étudie le problème très général de l'agrégation des préférences individuelles en préférences sociales (ce qui inclus le problème des procédures électorales).

Arrow commence par distinguer des conditions minimales assurant la cohérence de la procédure. Ces conditions varient selon les formalisations adoptées par les différents auteurs, mais on peut envisager ces cinq critères:

1- Critère de totalité: Toutes les propositions possibles doivent avoir une chance d'être adoptée.
2- Critère d'universalité: La procédure doit donner un résultat sur l'ensemble des configurations: on doit toujours pouvoir déduire une volonté collective à partir des volontés individuelles.
3- Critère d'unanimité: Si un candidat est préféré par la totalité des votants, il doit être le gagnant.
4- Critère d'indépendance: L'introduction d'un candidat supplémentaire ne doit pas modifier l'ordre relatif existant entre les autres candidats dans chaque bulletin.
5- Critère de non-dictature: Les préférences d'un individu seul ne doit pas déterminer le choix collectif.

Le "théorème d'impossibilité" démontré par Arrow établit qu'il n'est pas possible de trouver une procédure respectant ces cinq critères.

Ainsi, on peut démontrer qu'un système électoral qui satisfait aux quatre premiers ne peut satisfaire au cinquième: il existe alors un individu qui détermine, seul, le choix collectif. On le surnomme "dictateur", et l'on dit de la "fonction de choix social" qu'elle est "dictatoriale"...

Cela me laisse songeur.

(Et quand je songe, il n'est pas question d'aller voter: la songerie, chez moi, se pratique à temps plein.)

C'est un songe qui se colore de plus de poésie que de théorie politique. Mais ce n'est pas à négliger.

Ainsi que me le confiait mon ami Aristote, un de ces soirs où nous avions versé d'amples libations sur la terre grecque, mais pas seulement sur la terre: "L'homme est un animal politique qui habite poétiquement."

mercredi 17 mars 2010

Verdict à l'équerre pour un procès tordu

Monsieur le procureur Gilbert Flam a obtenu un bon retour.

Dans son réquisitoire tiré au cordeau du 9 février 2010, lors du procès des "inculpés de l'incendie du CRA de Vincennes", il avait requis des peines de prison ferme allant de 6 mois à 3 ans. Aujourd'hui, le tribunal correctionnel de Paris a condamné les dix inculpés à des peines de prison ferme allant de 8 mois à 3 ans.

Il n'est pas étonnant que, dans ce procès mené entièrement à charge (*), et au pas correspondant, par la présidente Nathalie Dutartre, le verdict soit si conforme.

Aucun des inculpés n'était présent ce mercredi pour la lecture du délibéré, qui n'a pu commencer qu'après deux suspensions, dues à des incidents d'audience (**).

Maître Irène Terrel, avocate de la défense, peut dire:

«On a trouvé des coupables parmi des non-personnes.»

En ajoutant:

«La vraie justice, on va aller la trouver en appel.»

On peut compter sur sa détermination pour que cette expression de "vraie justice" ne demeure pas une vaine figure de rhétorique.

Irène Terrel

Le 2 février, elle avait quitté, avec tou(te)s les avocat(e)s de la défense, la salle d'audience, où déjà les prévenus étaient absents, en déclarant:

«Nous ne sommes pas les figurants ni les alibis d’un procès inéquitable.»

Ce faisant, la défense a mis à nu la machine judiciaire, en l'obligeant à produire une des plus mauvaises mises en scène d'un théâtre de l'absurde fonctionnant à vide: il suffit de lire les récits (*) de ces séances ineptes de "visionnage" des enregistrements des caméras de surveillance pour s'en convaincre.

Il ne s'agissait plus de rechercher quelque vérité que ce soit, mais d'établir les degrés de culpabilité de déjà coupables, et de calibrer des condamnations selon ces degrés pour affirmer qu'on ne touche pas aux centres de rétention...

On gêne pas impunément cette noble activité qui consiste à enfermer, puis expulser.

Image empruntée au dossier réuni par la Cimade.

A la lecture de l'article de Laetitia Van Eeckhout, dans Le Monde, on pourra juger des progrès réalisés pour rationaliser l'ignominie de ladite noble activité. Elle y annonce l'ouverture prochaine du "plus grand centre de rétention de France":

Deux grandes structures contiguës de type carcéral reliées par une passerelle et entourées de hauts grillages, de barbelés, de haies épineuses et d'un chemin de ronde : il ne s'agit pas d'une nouvelle prison, mais bien d'un centre de rétention administrative (CRA), le plus grand jamais construit en France. Il devrait ouvrir ses portes d'ici à la fin du mois. Situé au Mesnil-Amelot (Seine-et-Marne), près de l'aéroport Paris-Charles-de-Gaulle d'où partent nombre d'expulsés, ce centre, érigé à 1 km d'un premier de 140 places, pourra accueillir 240 étrangers en situation irrégulière.

Elle n'a pas été autorisée à visiter, mais indique ceci:

La Cimade, qui a pu le visiter, évoque un espace "sécuritaire" et "totalement déshumanisé". A l'intérieur, "de multiples caméras de vidéosurveillance et détecteurs de mouvements permettront aux policiers, depuis une tour de contrôle, de contrôler en permanence ce que font les personnes retenues". Le haut des portes des chambres est vitré, interdisant toute intimité. L'association note par ailleurs que l'accès aux lieux d'aides (infirmerie, local associatif, Office français de l'immigration et de l'intégration) et aux pièces de visite (familles, avocats, consulat) n'est pas libre comme c'est le cas dans d'autres CRA : "Il ne pourra se faire qu'après le franchissement de plusieurs grilles et portes à fermetures magnétiques que les policiers actionneront à distance par un système d'interphone."

Je suppose que ce nouveau "camp d'internement pour étrangers", pour reprendre l'expression de la Cimade, a été soigneusement ignifugé...



(*) Sur ce procès, son contexte et son déroulement, on ne peut que renvoyer au travail effectué par le réseau Migreurop qui, "dans le cadre de sa campagne pour un droit de regard dans les centres de rétention, a réalisé une observation judiciaire du procès". Le dossier de cette "observation" est consultable en ligne.

(**) Sur ces "incidents d'audience", dont la nature n'est pas trop détaillée par la bonne presse, il faut se reporter au compte-rendu du blog Antimollusques.

mardi 16 mars 2010

Chronique universitaire

Si, en ma jeunesse folle, au lieu d'embrasser goulûment la brillante carrière d'universel glandeur qui fut la mienne, j'eusse étudié, je pourrais probablement me prévaloir, ici et maintenant, du digne statut d'universitaire. Cela n'empêcherai peut-être pas mon plombier de chercher mon approbation, au comptoir de chez Pierrot, d'un "vous direz si je me trompe, meussieu l'instituteur", mais enfin, on ne peut tout avoir, et il ne faut pas trop rêver.

L'état de la plomberie, à Trifouillis, mérite des sacrifices...

En revanche, au lieu de me contenter de commentaires modérés au pied des articles de haut vol, je pourrais livrer au journal Le Monde, dont je serai un très fidèle abonné et très attentif lecteur, des "chroniques" qui seraient mises en ligne dans la rubrique "chroniques d'abonnés", et que je pourrais signer de mon nom-complet-virgule-universitaire.

Si j'avais pu savoir...

Un aspect méconnu de mes activités.
(Ici, au bord de la Vonne.)

Monsieur Luc Borot, lui, devait savoir. Sa biographie, détaillée sur le site de la Maison Française d'Oxford, institution dont il est le directeur, ne laisse aucun doute; il possède un cursus bien rempli:

Luc Borot a étudié à l'École Normale Supérieure de la rue d'Ulm (1980-1984). Pendant sa scolarité il a travaillé comme Lecteur de français pour les Universités d'Oxford et de Cambridge (1981-1983), et il a été reçu à l'Agrégation d'anglais en 1984. Il est ensuite parti enseigner au Maroc de 1984 à 1986, au Lycée Lyautey, avant de rentrer en France pour enseigner au département d'anglais de l'Université Paul-Valéry Montpellier III. Il a soutenu en 1988 à la Sorbonne Nouvelle un Doctorat sur Thomas Hobbes et James Harrington. Devenu Maître de Conférences en 1989, il a soutenu une Habilitation à diriger des recherches en 1993. La même année il a été élu Professeur des Universités. Entre 1996 et 2001, il a été élu comme membre Junior de l'Institut Universitaire de France.

LeMonde.fr a publié de lui un papier, assez court, mais intense, intitulé sobrement: Abstention et radicalisation: deux dangers pour la paix politique en France, écrit visiblement sous le coup d'une inspiration foudroyante, survenue à l'écoute de monsieur Alain-Gérard Slama, chroniqueur attitré des matinales de France-Culture, l'émission où l'on se racle la gorge dans le micro - à les entendre, on dirait même qu'ils demandent de pousser le son à ces moments-là.

Comme ce texticule vaut bien son pesant de pastilles Valda, je vous engage à le lire en intégralité. Vous verrez qu'il s'y déploie une belle énergie, surtout éolienne, pour fustiger le groupe qui a remporté le premier tour du scrutin des élections régionales, celui des à-quoi-bonnistes, je-m'en-foutistes et autres abstentionnistes.

Cela ne saurait se résumer...

Luc Borot, universitaire.

Monsieur Borot a le délire prophétique:

Le refus des urnes par l'extrême gauche, s'il débouche comme je le crains sur des actions irresponsables contre les services publics (train, police, université, école) ou les symboles (lieux de culte, monuments, musées), ouvrira la voie au fascisme.

Et érudit.

Il dénonce, comme "autant d'indices qu'un activisme à coloration anarchiste a pris le relai de la stratégie de communication électorale dans les nébuleuses de l'action radicale", "l'influence croissante d'écrits comme L'Insurrection qui vient, ou Temporary Autonomous Zones, ou la popularité de Zizek (sic) dans certains milieux".

On voit qu'il en sait beaucoup plus que monsieur Alain Bauer, qui "découvrit" seulement L'Insurrection qui vient, et rata probablement le pernicieux Slavoj Žižek...

(J'imagine bien une commande d'une quarantaine d'exemplaires des articles et livres de Žižek pour le ministère de l'Intérieur...)

Slavoj Žižek haranguant ses troupes
en tenue de combat révolutionnaire.

(On notera la "coloration anarchiste" des chaussettes.)

On regrettera que monsieur Borot n'ait pas dénoncé l'influence délétère de Jean-Baptiste Botul qui a prouvé sa capacité de nuisance en ramollissant, de manière qui semble définitive, l'un de nos meilleurs cerveaux.

Mais on notera surtout que monsieur Borot a totalement oublié de parler de l'inquiétant succès éditorial d'Alain Badiou...

C'est pourtant avec lui que Žižek a organisé en mars 2009, à Londres, une conférence intitulée On the idea of Communism, réunissant une quinzaine de philosophes dont les contributions ont été publiées, ce mois de janvier, par les éditions Lignes.

(J'espère qu'ils n'ont pas oublié de livrer la place Beauvau...)

347 pages.
(L'anti-terrorisme,
ce n'est pas un boulot pour les glandeurs.)

lundi 15 mars 2010

Mélissa, jeune rouennaise non "traditionnelle"

Au cours d'une de ses dernières sorties pré-électorale, monsieur Eric Besson, grand théoricien hypermoderne de l'Identité Nationale, avait fait état de sa "fierté" d'être à la tête d'un grand ministère "républicain" (c'est un adjectif qu'il affectionne particulièrement) et déclaré, sondages à l'appui, qu'il n'avait en rien servi la soupe au Front National en conduisant son Grand Débat Débile.

En voyant les résultats du scrutin d'hier, il a peut-être jeté un regard torve sur sa valise à roulette...

(Ne voyez pas là un quelconque pronostic: je n'avais qu'un couvre-chef, et je l'ai englouti, avec du quéttechope, samedi dernier à Orly.)

Peut-être pourrait-il, sur un coin de table du buffet de la gare de Vierzon, nous torcher un brillant petit opuscule pour combler une lacune sur les étagères de ma bibliothèque, sans parler des rayons des libraires.

Il s'agirait d'un ouvrage assez mince, 128 pages en gros, destiné à apporter des lumières aux parents et à les soutenir dans leurs tâches d'éducateurs "républicains", qui aborderait, sous une forme claire, précise et bien documentée, la délicate mission parentale consistant à faire comprendre, et par conséquent accepter, aux enfants les effets de la "gestion des flux migratoires", soit encore la politique d'immigration, soit encore la pratique de l'expulsion, comme des malpropres, de certains de leurs camarades de classe...

Je laisse le titre à la convenance de l'éditeur de monsieur Besson.

La rédaction de ce manuel de résistance aux droit-de-l'hommisme s'impose.

Sinon, voyez-vous, les parents risquent de lire n'importe quoi.

La chasse aux enfants. L'effet miroir de l'expulsion des sans-papiers,
Miguel Benasayag, avec Angélique del Rey et des militants de RESF,
éditions La Découverte, 2008.


On sait bien que les parents désemparés devant les "pourquoi" et les "comment" de leur progéniture peuvent, laissés à eux-mêmes, en venir à des positions extrêmes, à l'instar de Marie Thévenet, que le quotidien Paris-Normandie nous présente comme "élue au conseil d'école, consciente de l'impact que cette histoire a sur l'ensemble des jeunes écoliers dont certains se demandent pourquoi leur camarade de CM1 n'a plus sa place parmi eux", qui en arrive à déclarer:

«On ne lâchera pas. (...) C'est aussi l'occasion de montrer à nos enfants que lorsqu'on s'engage dans un combat, dans une relation humaine, il ne faut pas s'arrêter aux premières difficultés et aller au bout de ses convictions.»

"Cette histoire", banale et révoltante, est celle de Mélissa, une jeune écolière rouennaise de 9 ans, inscrite, depuis deux ans, à l'école élémentaire Bachelet où elle suit les cours de CM1.

Mélissa est une rouennaise non "traditionnelle" (pour reprendre le concept de monsieur Longuet) puisqu'elle est née en Algérie:

Algérien d'origine kabyle, le père, entrepreneur dans le bâtiment de l'autre côté de la Méditerranée, a rejoint les siens à Rouen l'année dernière. En 2007, sa femme et sa fille avaient choisi l'exil face aux menaces répétées dont ils étaient l'objet dans leur pays natal.

Le même article de notre quotidien nous apprend que leurs demandes respectives de régularisation ont été été rejetées par l'Etat français, et que depuis le début du mois de février, le père est sous le coup d'une obligation de quitter le territoire français.

Un recours a été déposé par Me Cécile Madeline, son avocate, et il doit être examiné par le tribunal administratif le 27 avril.

En février, un groupe de parents de l'école Bachelet s'était réuni et s'était mis aux côtés du RESF76 et du Collectif des sans-papiers de l'agglomération rouennaise pour soutenir la famille Mebtouche.

Ces "simples parents", "citoyens comme les autres", ont lancé une pétition (que vous trouverez sur la page du RESF76), distribué des tracts et recueilli des signatures sur les marchés, interpelé des élus... Le 10 mars, ils se sont retrouvés devant la préfecture pour manifester.



Une délégation de parents d'élèves a été reçue, nous dit-on, par l'adjointe au directeur de cabinet du préfet qui a "pris bonne note" de la situation.

On ne peut évidemment se contenter de prendre bonne note du fait que "l'adjointe au directeur de cabinet du préfet" a "pris bonne note"...

Mais, après tout, au printemps, la promenade jusqu'à la préfecture n'est pas si désagréable, pour des rouennais(e)s décidé(e)s.

jeudi 11 mars 2010

Balbutiements d'un génie modeste

Ce n'est pas pour le défendre, mais monsieur Gérard Longuet a parfois des éclairs de lucidité qui percent, jusqu'à la déchirure, le brouillard syntaxique qui enveloppe en temps normal ses propos...

«Dès que vous attaquez des sujets difficiles, comme je ne suis pas nécessairement un génie, on peut être maladroit. Si on ne pose pas les problèmes, on ne les règle jamais.»

A-t-il bredouillé sur Europe1.

Et tout le monde semble bien s'être mis d'accord sur le caractère non nécessaire, et même terriblement contingent, de son génie.

Alors que, notons-le au passage, ce grand travailleur est devenu président du groupe UMP du Sénat, et cela malgré une maîtrise assez imparfaite des formes pronominales (vous-je-on), très peu de ses amis politiques n'ont relevé comme il se devait son trait de fausse modestie pour proclamer que, oui, monsieur Gérard Longuet est un génie de la politique.

La grande solitude du génie...

Cet éclair de lucidité sur la petitesse de ses moyens est venu à monsieur Longuet alors qu'on lui demandait de s'expliquer sur son commentaire très vaseux, qualifié de "dérapage" par la presse qui manque de vocabulaire, sur la possible nomination de monsieur Malek Boutih à tête de la Halde (haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité), en remplacement de monsieur Louis Schweitzer.

Au cours l’émission "Questions d’info" sur LCP et France Info, la pensée de monsieur Longuet s'était égarée dans des méandres marécageux:

«La Halde, cela veut dire que c’est la France qui s’ouvre aux populations nouvelles. Schweitzer, c’est parfait! Un vieux protestant, parfait! La vieille bourgeoisie protestante, parfait!»

(...)

«Il vaut mieux que ce soit le corps français traditionnel qui se sente responsable de l’accueil de tous nos compatriotes. Si vous voulez, les vieux Bretons et les vieux Lorrains - qui sont d’ailleurs en général Italiens ou Marocains - doivent faire l’effort sur eux-mêmes de s’ouvrir à l’extérieur. Si vous mettez quelqu’un de symbolique, extérieur, vous risquez de rater l’opération.»

Le "quelqu’un de symbolique, extérieur" désigne, dans la langue embarrassée de monsieur Longuet, la personne de monsieur Malek Boutih, qui est «un homme de grande qualité mais ce n’est pas le bon personnage».

Dans ces marécages, il est préférable de ne pas trop remuer la vase: il s'en dégage une bien tenace pestilence.

Une tête française traditionnelle,
sur un corps français traditionnel.

Peu après l'émission, notre subtil sénateur a éprouvé le besoin de préciser ses propos.

Non, il n'avait pas voulu dire, à la manière de Coluche (humoriste français d'origine italienne) que "Malek Boutih, c'est pas français comme nom", mais qu'il "souhaitait que le futur président de la Halde ne soit pas d’abord un militant politique mais bien une personnalité exemplaire de mesure et de sérénité au regard des changements de la société française enregistrés depuis plusieurs générations déjà". (Le gras est sur la page copicollée.)

Et le lendemain, sur Europe1, il reconnaissait en ses tours et détours filandreux de la veille une "expression raccourcie et maladroite"...

Il est certain que, hors campagne électorale, les habituels analystes du "contexte" coupé en quatre de l'UMP auraient sorti leurs instruments et auraient démontré habilement qu'il ne fallait tout de même pas faire dire à monsieur Longuet ce qu'il avait vraiment pensé... On constate que ce n'est pas le cas, et que monsieur Frédéric Lefebvre lui-même se défile, en jouant les mal-comprenants (rôle de pure composition):

«Pour moi c'était pas très compréhensible, y compris les expressions employées.»

Monsieur Eric Besson réussit très bien dans le rôle de donneur de leçons républicaines:

«La nation française est fondée sur le dépassement des origines et l’adhésion à des valeurs républicaines.»

Même les efforts de monsieur Besson n'arrivent pas à le dérider...

On fera dire à monsieur Besson que monsieur Longuet n'a pas à recevoir de leçons, de qui que ce soit, en matière de "valeurs républicaines".

Nous gardons, par chez nous, un souvenir assez précis de la visite que nous fit autrefois monsieur Longuet, accompagné de quelques uns de ses amis du mouvement éminemment républicain "Occident".

Il semble qu'il ait bien digéré cet engagement:

«J'assume avoir été d'extrême droite. On s'est simplement trompés sur le modèle colonial, qui ne pouvait perdurer.»

Mais il lui arrive d'avoir des renvois.


PS: La belle photographie de monsieur Gérard Longuet est due au talent de Joël Saget, de l'AFP.

mercredi 10 mars 2010

Les raisons de la violence conjugale

Il y a assurément, en ce bas monde et cette triste vie, beaucoup de choses plus intéressantes à faire que de battre sa femme.

Et pourtant...

Certains de nos contemporains trouvent des tas de bonnes raisons de le faire.

La lecture récente d'un livre consacré à la "psychologie évolutionniste"(*), que l'on abrège en evopsy (evolutionary psychology) pour avoir l'air au parfum, m'a permis d'en découvrir une irréfutable explication scientifique.

Rappel rapide, et tellement-tellement drôle...

L'evopsy est une approche de la psychologie qui ne cache pas son ambition de devenir un nouveau "paradigme" scientifique.

Pour Leda Cosmides et John Tooby, de l'Université de Santa Barbara, qui ont présenté les grandes lignes de l'evopsy dans leur article, Evolutionary Psychology: A Primer, la psychologie est la "branche de la biologie qui étudie (1) les cerveaux, (2) comment les cerveaux traitent l'information et (3) comment les programmes du cerveau traitant l'information génèrent le comportement".

Partant de l’idée selon laquelle la psychologie humaine a dû être soumise aux pressions sélectives tout autant que la morphologie, les évo-psychologues cherchent à appliquer les grands principes des théories de l’évolution (sélection naturelle et sélection sexuelle) à la psychologie.

Leda Cosmides et John Tooby posent cinq principes axiomatiques:

1 Le cerveau est un système physique. Il fonctionne comme un ordinateur. Ses circuits sont conçus pour générer des comportements appropriés aux circonstances environnementales.

2 Nos circuits neuronaux ont été déterminés par la sélection naturelle pour résoudre les problèmes auxquels nos ancêtres ont eu à faire face pendant l’histoire de l’évolution de notre espèce.


3 La conscience n’est que le haut de l’iceberg ; la plus grande partie de ce qui se passe dans votre esprit vous est caché. En conséquence, votre expérience consciente peut vous tromper en vous amenant à penser que l'ensemble de vos circuits neuronaux est plus simple qu'il ne l'est vraiment. La plupart des problèmes que vous trouvez faciles à résoudre sont très difficiles à résoudre - ils exigent un ensemble de circuits neuronaux très compliqués.


4 Des circuits neuronaux différents sont spécialisés pour résoudre des problèmes adaptatifs différents.


5 Notre crâne moderne abrite un cerveau qui date de l’âge de pierre.


Celui-ci n'abrite plus rien.

Bien entendu, ces postulats sont plus ou moins discutés et affinés par les chercheurs croyants et pratiquants de l'evopsy, ou de tout champ disciplinaire qui s'en inspire. Mais il semble qu'en ce qui concerne les processus de l'évolution, la plupart adoptent une version de la théorie dite du "gène égoïste", popularisée par Richard Dawkins dans son livre de 1976.

Pour faire bref, comme ouiquipédia:

Dawkins soutient que mettre au centre de l'évolution le gène est une meilleure description de la sélection naturelle et que la sélection au niveau des organismes et des populations ne l'emporte jamais sur la sélection par les gènes. On attend d'un organisme qu'il évolue de façon à maximiser son aptitude inclusive (le nombre de copie de ses gènes qui sont transmis). En conséquence, les populations auront tendance à atteindre des stratégies évolutionnairement stables.

Malgré les mises au point de Dawkins, il n'a pu empêcher que se développe, à partir de sa terminologie assez maladroite de l'égoïsme du gène, une conception idyllique (!) de l'espèce humaine engagée dans une compétition de tous contre tous, régulée par la "main invisible" de la génétique...

Je ne sais pas si celui-ci est égoïste,
et vainqueur de la compétition,
mais il est de toute évidence anglo-saxon.

Les plus candides des lecteurs/trices qui ont réussi à lire jusque là ont déjà compris qu'en montant en mayonnaise ces hypothèses basiques, les évopsychologues peuvent nous éclairer sur les étranges stratégies d'accouplement qui permettent la perpétuation de notre espèce.

D'après Susan MacKinnon (*):

Selon eux, si les hommes et les femmes adoptent des stratégies de reproduction différentes, c'est en raison de leur asymétrie d'origine biologique, qui les destine chacun à un mode différent d'investissement parental. Ils suggèrent que quand les hommes et les femmes cherchent à maximiser leurs chances de reproduction, ils doivent chacun résoudre des problèmes d'adaptation différents. Étant donné le temps relativement long qu'elles consacrent à la reproduction, le problème auquel les ancêtres femelles ont été confrontées était de trouver les ressources pour subvenir aux besoins de leur progéniture. Pour les hommes, dont la participation reproductive était relativement courte, le problème était tout autre, et concernait essentiellement l'accès au plus grand nombre de femmes fertiles.

L'ancêtre mâle ayant appris à déceler cette fertilité des ancêtres femelles en utilisant certains indicateurs physique, on comprend ainsi Pourquoi les femmes des riches sont belles (**)...

Susan MacKinnon montre très bien à quel point ce "modèle" ignore la diversité des moyens utilisés dans les société humaines pour fabriquer des liens, des parentés, des filiations, hors du strict lignage biologique.

Une pittoresque réminiscence de l'âge de pierre.

Comme ça ne me gêne pas trop d'être en retard d'une ou deux révolutions scientifiques, j'ai, au début de ma lecture, suspecté Susan MacKinnon de charger un peu la barque pour couler ses collègues (elle enseigne l'Anthropologie culturelle à l'université de Virginie).

Un grand nombre de copieuses citations m'a convaincu que les collègues arrivaient à se couler tous seuls...

A titre d'exemple:

Tout est rationnel

Les psychologues évolutionnistes se targuent de donner des explications parcimonieuses, qui le sont en effet, au sens où tout s'explique par la même rationalité génétique sous-jacente. Même les actes les plus irrationnels et les plus destructeurs donnent l'impression d'être rationnels et productifs. Prenons l'exemple de la jalousie. Dans son livre Une Passion dangereuse: la jalousie(***), David Buss explique que la jalousie, une émotion apparemment irrationnelle, est en priorité le fait des hommes, et que celle-ci serait une réaction adaptative rationnelle à l'incertitude perpétuelle de la paternité des hommes. Les psychologues évolutionnistes affirment que la jalousie se manifeste chez l'homme comme une réaction à l'éventualité d'une «menace réelle», à savoir que sa partenaire ait pu commettre un adultère et, par conséquent, qu'il puisse perdre une opportunité de se reproduire avec sa partenaire (ou d'en trouver une autre) mais aussi potentiellement «gaspiller» son investissement paternel avec des enfants qui ne sont pas les siens.

Buss fait du concept de jalousie une sorte de détecteur inconscient de fumée, même s'il n'emploie pas cette métaphore. C'est la jalousie (et non l'homme) qui détecte la fumée de l'infidélité et sonne l'alarme quand l'incendie de l'infidélité se déclare (et souvent, comme avec les fausses alertes, l'alarme sonne même s'il n'y a pas d'incendie). Le détecteur d'infidélité agit conformément à un calcul inconscient de reproduction; il s'ensuit que l'homme n'a pas besoin d'être conscient des «signaux» ou de comprendre pourquoi il ressent de la jalousie. La jalousie sonne l'alarme pour susciter les actions appropriées de la part de la partenaire d'un homme; la jalousie le protégera d'un éventuel adultère et de la perte de son potentiel reproducteur et de ses investissements. Ainsi donc, la «rationalité» de la jalousie est censée résider dans sa fonction de mécanisme de détection qui «voit» la véritable situation (là où la vision de l'homme pourrait être brouillée) et effectue un recalibrage de la relation pour protéger ses chances de reproduction (et pas nécessairement celles de la femme).

L'hypothèse d'une logique génétique «souterraine» permet à Buss et à d'autres psychologues évolutionnistes d'interpréter des actions comme fondamentalement rationnelles et adaptatives, même celles qui paraissent les plus irrationnelles, quand par exemple la jalousie devient obsessionnelle et qu'elle s'accompagne de violences malgré la fidélité de la partenaire. Buss arrive à tirer cette conclusion à partir d'une preuve qui la contredit. Il rapporte que

des chercheurs ont interrogé un échantillon de femmes battues et les ont divisées en deux groupes: les femmes du premier groupe avaient été violées et battues par leur mari, tandis que les femmes de l'autre groupe avaient été battues mais pas violées. Ces deux groupes ont ensuite été comparés avec un groupe de contrôle composé de femmes n'ayant subi aucune violence. Les chercheurs ont demandé à ces femmes si elles avaient «déjà eu des relations sexuelles» avec un autre homme que leur mari alors qu'elles vivaient au domicile conjugal. Dix pour cent des femmes n'ayant subi aucune violence avaient eu une relation extraconjugale, vingt-trois pour-cent des femmes battues avaient trompé leur mari, et quarante-sept pour-cent de celles qui avaient été battues et violées ont reconnu être adultères. Ces statistiques révèlent que l'infidélité d'une femme augmente la probabilité pour un homme d'avoir une conduite violente.

Le fait qu'une forme violente de jalousie se manifeste en dépit du fait qu'une majorité de femmes (soixante-dix-sept pour-cent des femmes battues et cinquante-trois pour-cent des femmes battues et violées) n'ait pas commis d'adultère, est passé sous silence. Poursuivant tranquillement dans le même registre, Buss explique que la jalousie violente est «efficace» parce que quand «les hommes font peser une menace crédible... ils réduisent la probabilité d'une infidélité ou d'une rupture» et, par là, la jalousie empêcherait que les hommes perdent la bataille de la prolifération génétique. Buss et Duntley vont même jusqu'à postuler le développement chez les hommes d'un «module de meurtres de conjoints», qui, suivant une analyse du coût-bénéfice, dicterait le meurtre d'un «partenaire sexuel» pour différentes raisons: pour réduire les coûts d'une paternité incertaine et de la mauvaise orientation d'un investissement parental (quand un homme présume que sa femme attend un enfant d'un autre homme) ou pour empêcher que l'épouse déserte le foyer conjugal pour un autre homme. L'homicide est ainsi simplement perçu, du point de vue du meurtrier, comme une «solution adaptative pour réduire le coût [de la reproduction]».

Pardonnez la longueur de cet extrait, mais ces preuves "scientifiques" des lieux communs décomplexés méritent qu'on s'y arrête un peu.


(*) La génétique néolibérale. Les mythes de la psychologie évolutionniste, de Susan McKinnon, traduit de l'étazunien par Sophie Renaut, 2010, éditions de l'éclat, dans la collection Terra Cognita

(**) Pour reprendre en partie le titre du livre que Philippe Gouillou a consacré à cette thématique: Pourquoi les femmes des riches sont belles : programmation génétique et compétition sexuelle, Duculot, 2003.

(***) David Buss, Une passion dangereuse : La jalousie, éditions Odile Jacob, 2005. De David Buss a également été traduit Les stratégies de l'amour, InterEditions, 1997.