jeudi 25 septembre 2008

Billet inactuel



A vivre dans un pays où un honorable éditeur croit faire événement en annonçant un livre de dialogues entre un pitre et un histrion, on aurait tendance à oublier qu'assez loin de ces claouneries mercantiles existent d'authentiques philosophes qui travaillent, écrivent, parlent, enseignent et dialoguent.

L'italien Giorgio Agamben fait partie de ces gens-là.

Son œuvre est d'une exigence philosophique qui me dépasse de beaucoup (que voulez-vous, j'entends très mal l'heideggerien qu'Agamben parle en virtuose...), mais je me soigne en la lisant (et surtout en la relisant).

Parmi les raisons qui expliquent mes efforts désespérés, je citerai la certitude qu'a quelque intérêt la pensée d'un homme qui, en renonçant à ses cours aux Etats-Unis, a écrit:

Les journaux ne laissent aucun doute: qui voudra désormais se rendre aux Etats-Unis avec un visa sera fiché et devra laisser ses empreintes digitales en entrant dans le pays. Personnellement, je n’ai aucune intention de me soumettre à de telles procédures, et c’est pourquoi j’ai annulé sans attendre le cours que je devais faire en mars à l’université de New-York.

(...)

Le tatouage biopolitique que nous imposent maintenant les Etats-Unis pour pénétrer sur leur territoire pourrait bien être le signe avant-coureur de ce que l’on nous demanderait plus tard d’accepter comme l’inscription normale de l’identité du bon citoyen dans les mécanismes et les engrenages de l’Etat.

C’est pourquoi il faut s’y opposer.


(On peut trouver le texte complet en ligne à cette adresse.)

Paradigme de tatouage biopolitique.

Vient de paraître un tout petit livre de Giorgio Agamben, intitulé Qu'est-ce que le contemporain ? (traduit par Maxime Rovere, Rivages poche)

Cette trentaine de pages reprend l'ouverture d'un séminaire tenu en 2005-2006 à l'université IUAV de Venise, où il enseigne.

Si monsieur Payot-Rivages-Poche m'en veut d'en citer des passages, il n'a qu'à publier du Bernard-Henri Lévy croisé avec Michel Houellebecq, il sera tranquille...

Incipit:

La question que je voudrais inscrire au seuil de ce séminaire est la suivante: « De qui et de quoi sommes-nous les contemporains? Et avant tout, qu'est-ce cela signifie, être contemporains? »

Première indication, faisant allusions aux Considérations inactuelles de Nietzsche:

Nietzsche situe par là sa prétention à l' « actualité », sa « contemporanéité » vis-à-vis du présent, dans une certaine disconvenance, un certain déphasage. Celui qui appartient véritablement à son époque, le vrai contemporain, est celui qui ne coïncide pas parfaitement avec lui ni n'adhère à ses prétentions, et se définit, en ce sens, comme inactuel; mais précisément par cet écart et cet anachronisme, il est plus apte que les autres à percevoir et à saisir son temps.

(...)


La contemporanéité est donc une singulière relation avec son propre temps, auquel on adhère tout en prenant ses distances; elle est très précisément la relation au temps qui adhère à lui par le déphasage et l'anachronisme.


Après avoir cité et commenté Le siècle, poème d'Ossip Mandelstam (également cher à Alain Badiou):

Le poète – le contemporain – doit fixer le regard sur son temps. Mais que voit-il, celui qui voit son temps, le sourire fou de son siècle? Je voudrais maintenant proposer une seconde définition de la contemporanéité: le contemporain est celui qui fixe le regard sur son temps pour en percevoir non les lumières, mais l'obscurité. Tous les temps sont obscurs pour ceux qui en éprouvent la contemporanéité. Le contemporain est donc celui qui sait voir cette obscurité, qui est en mesure d'écrire en trempant la plume dans les ténèbres du présent.

Selon les neuro-physiologistes, la perception de l'obscurité est le résultat de l'activité de cellules particulières de la rétine, les off-cells:

(...) Cela signifie, pour rejoindre maintenant notre thèse sur l'obscurité de la contemporanéité, que percevoir cette obscurité n'est pas une forme d'inertie ou de passivité: cela suppose une activité et une capacité particulières, (...)

(...)

(...) Avec ceci, nous n'avons pas encore tout à fait répondu à notre question. Pourquoi le fait de réussir à percevoir les ténèbres qui émanent de l'époque devrait-il nous intéresser? L'obscurité serait-elle autre chose qu'une expérience anonyme et par définition impénétrable, quelque chose qui n'est pas dirigé vers nous et qui, par là même, ne nous regarde pas? Au contraire, le contemporain est celui qui perçoit l'obscurité de son temps comme une affaire qui le regarde (...). Contemporain est celui qui reçoit en plein visage le faisceau de ténèbres qui provient de son temps.

Giorgio Agamben

C'est cette dernière phrase, vers laquelle conduisent les citations que j'ai choisies, que vous trouverez en quatrième de couverture de ce petit livre.

Vous pouvez l'avaler en entier debout dans une librairie de grande distribution.

Ce serait pourtant dommage de ne pas le déguster.

PS: De Giorgio Agamben, les éditions du Seuil viennent de faire paraître Le règne et la Gloire, Homo Sacer, II, 2, sous-titré Pour une généalogie théologique de l'économie et du gouvernement.

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Il y a des gens qui, ainsi parlant de l'obscurité, allument de grandes lumières.

Merci Guy M.

Guy M. a dit…

C'est Agamben qu'il faut remercier d'être le contemporain essentiel qu'il sait être.